[MUSIQUE] Ce module est consacré aux ethno-régionalismes et à leurs frontières. Il est donc plutôt centré sur les échelles infraétatiques. Pourtant, avec cette séquence qui va être consacrée aux frontières africaines, nous changeons d'échelle et nous nous intéressons aux échelles étatiques sur le continent africain en nous focalisant sur les frontières. Alors, ces frontières internationales ont fait l'objet de beaucoup de critiques et sont parfois considérées comme de mauvaises frontières de par leur caractère géométrique, donc arbitraire, et de part leur caractère extérieur au continent et à ses cultures. Alors, c'est sur cette problématique de la frontière africaine vue comme une mauvaise frontière avec implicitement l'idée qu'il y aurait de bonnes frontières, et que ces bonnes frontières pourraient être des frontières davantage basées sur les réalités ethno-culturelles. C'est sur cette question-là que nous allons revenir dans le cadre de cette séquence. Et pour ce faire, nous avons un invité, Didier Péclard. Didier Péclard qui est enseignant et chercheur à l'université de Genève, qui est aussi responsable d'un nouveau master en études africaines, qui est politologue et spécialiste du continent africain. Didier, bonjour. >> Bonjour. >> Je souhaiterais qu'on aborde ensemble trois questions relatives à >> ces frontières africaines. La première question est celle de l'origine du discours sur le caractère arbitraire et imposé et peut-être mauvais des frontières africaines. Quelle est un peu l'origine de ce disours-là et quels en sont ses arguments? >> C'est un discours qui est à la fois assez ancien et qu'on retrouve à différents moments de l'époque coloniale. Mais qui a pris une tournure particulière et une importance particulière, je dirais, à partir des années 1970 peut-être, à partir du début de ce qu'on a considéré comme étant la crise des Etats africains, crise qui serait à la fois une crise de légitimité et une crise aussi de délivrance des services publics, etc., etc., où on dit que les Etats se sont beaucoup affaiblis. Et c'est un discours qui est lié à un autre discours qui lui tourne autour de l'artificialité en fait des Etats africains. Les Etats africains seraient en crise à l'époque post-coloniale parce qu'ils sont des constructions arbitraires et importées à l'époque coloniale et ne représentant pas en quelque sorte la culture africaine. Et donc, l'artificialité des frontières est liée aussi à l'artificialité soi-disant des institutions politiques qui sont mises en place. Or, ce qu'on sait, beaucoup de recherches ont été menées là-dessus, c'est que les Etats tout comme les frontières sont les résultats de processus historiques de luttes au niveau local, au niveau régional parfois aussi. Et donc, font partie du paysage aussi bien géographique que politique africain. Donc se sont internalisés aussi en quelque sorte. >> Et sur l'origine même de ce discours, on pourrait également ajouter le fait que >> on se réfère très souvent à la conférence de Berlin de la fin du XIXe siècle, la conférence de Berlin qui est vécue ou présentée comme une sorte de Yalta au cours duquel les puissances coloniales se seraient découpé l'intégralité du continent. On peut juste ajouter peut-être ou préciser qu'en fait, cette conférence a effectivement défini les aires d'influence. Mais le découpage précis et le tracé des frontières lui s'est effectué dans les années qui ont suivi et a pu parfois enregistrer dans un certain nombre de situations, des rapports de force locaux entre puissances coloniales mais aussi entre puissances coloniales et pouvoirs d'origine précoloniale. Alors, seconde question qui apparaît comme très importante sur ces frontières africaines et leurs effets contemporains. C'est celle de leur rapport éventuel avec les conflits. Donc, Didier, là, sur cette question-là, origine externe et caractère négatif des frontières africaines en lien ou pas avec les conflits contemporains que connaît le continent? >> Alors là effectivement, ce lien a aussi été construit. Et là derrière, je crois qu'il y a l'idée que en quelque sorte, les frontières naturelles des Etats africains seraient des frontières ethniques, souvent infraétatiques ou qui recouvrent plusieurs Etats, alors que justement les frontières nationales seraient arbitraires. Et du fait de leur côté arbitraire auraient engendré un certain nombre de conflits. Or, on voit que historiquement, si on prolongeait la période de l'indépendance, en fait, toute la lutte pour l'indépendance, que cette lutte ait été politique ou militaire s'est construite à l'intérieur même des frontières des Etats nations. Il y a très peu de cas où les frontières des Etats coloniaux ont été remis en cause par les mouvements et les leaders politiques qui ont souhaité accéder à l'indépendance, si on excepte les plans panafricanistes notamment de Kwame Nkrumah qui sont un petit peu différents parce qu'ils n'ont pas vraiment remis en cause les Etats eux-mêmes. Et, les causes des conflits sont souvent très locales, n'ont souvent pas grand chose à faire avec les frontières. Ce qui est remis en cause, c'est l'accaparement du pouvoir économique et politique par certaines élites. Et, ce qui peut créer le conflit, c'est la volonté par d'autres élites ou d'autres groupes sociaux marginalisés de vouloir conquérir ce pouvoir, mais un pouvoir qui est généralement situé à l'intérieur des mêmes frontières. Et finalement, les cas de mouvements sécessionnistes sont très rares en Afrique si on compare à ce qui s'est passé au moment du démembrement de l'Union Soviétique dans les Balkans par exemple. Alors, certes, il y a eu des mouvements sécessionnistes en Erythrée, au Somaliland pour prendre la corne de l'Afrique. Mais, ça a reproduit les frontières coloniales et le Sud Soudan, le dernier Etat créé en 2011 est peut-être une des rares exceptions, mais qui vient plutôt confirmer la règle que soutenir cette théorie de l'arbitraire des frontières africaines. >> Effectivement, et en plus ce discours ou cette théorie sur l'arbitraire des frontières et son lien éventuel avec les conflits se focalise sur le tracé fixe et linéaire des frontières internationales. Et, un certain nombre d'auteurs spécialistes du continent proposent aujourd'hui de raisonner sur des frontières effectives dans le cas du continent africain qui ne correspondraient pas toujours voire pas du tout à ces frontières internationales, ou en tout cas pas seulement. Alors, je pense à deux auteurs. Je pense à Englebert qui vient de sortir un article dans Foreign Affairs où il tente de mettre en évidence l'existence de larges zones qui sont hors contrôle des États et pour lesquelles il est assez inutile selon lui en tout cas de se focaliser sur le tracé frontalier qui n'a pas tellement de sens. Mais plutôt, il faudrait mettre en évidence de vastes zones, vastes aires qui évoluent indépendamment du contrôle étatique. Et puis, de manière très très différente, on a les approches d'un Hachim Membé par exemple qui lui préconise le fait de s'intéresser aux mouvements transnationaux, aux espaces métropolitains africains ancrés dans la globalisation, qui valorisent le transnational et qui du coup s'affranchissent du conteneur des États et de leurs frontières. Alors, venons-en maintenant à la troisième et dernière question relative à ces frontières africaines. C'est peut-être leur caractère paradoxal, avec d'un côté, un effet barrière qui est d'ailleurs dénoncé régulièrement, notamment par les organisations internationales, comme produisant des effets négatifs sur le commerce, les échanges. Et puis, d'un autre côté, le fait que localement ou à l'échelle régionale, ces frontières peuvent êtres utilisées comme une ressource pour stimuler un petit commerce, un certain nombre de petites activités, souvent dans la sphère de l'informel ou de l'illégal, mais assez développé, qui est une sorte de base économique pour des agglomérations frontalières ou des régions frontalières dans leur entier. Alors, ce paradoxe? >> C'est un paradoxe qui est peut-être particulièrement fort >> en Afrique, notamment du fait que ces frontières qui sont des barrières aux échanges économiques formels sont peut-être plus épaisses entre guillemets qu'elles ne peuvent l'être ailleurs, évidemment dans l'Union Européenne mais aussi ailleurs dans le monde. Mais en même temps, c'est aussi un paradoxe plus fort peut-être en Afrique du fait de l'importance de ces zones qui sont un petit peu en dehors du contrôle de l'État comme tu disais, qui sont souvent des zones frontières et qui sont des zones d'échanges très intenses au-delà de la frontière où la frontière finalement disparaît en tant que barrière et devient plutôt une opportunité économique. Donc, paradoxe qui existe certainement en Afrique et qui est dû à certaines particularités du continent. Mais que me semble-t-il on retrouve partout à l'échelle du globe où on retrouve cette discussion comme ça un peu contradictoire sur le rôle et le statut des frontières qui à la fois permettent des échanges et en empêchent d'autres. Et si je reprends aussi la discussion sur les idées africaines par rapport à cela, l'informalité de ces échanges est souvent perçue de façon un petit peu ambigüe par les gouvernements qui théoriquement devraient essayer de réguler ce marché transfrontalier informel qui échappe à toute sorte de fiscalité et de contrôle, etc. Mais souvent, on voit aussi que ce sont des marchés qui peuvent profiter aussi aux régimes en place ou qui peuvent au contraire éviter que des tensions deviennent plus politiques voire militaires parce qu'il existe des échanges qui sont importants dans certaines zones. Donc, c'est aussi une relation ambigüe du centre par rapport à ces périphéries-là. >> Et peut-être aussi des relations qui permettent localement dans certaines situations, d'activer des solidarités >> transfrontalières, de jouer sur ces solidarités transfrontalières. Et donc là, on rejoint quand même la question du culturel et des aires culturelles qui existent indépendamment de la réalité de ces frontières nationales qui pourtant sont bien présentes et produisent des effets. Merci Didier pour ces éclairages et ce détour par ces frontières qui sont des frontières internationales mais qui vont nous permettre de revenir maintenant sur les frontières de l'ethno-régionalisme avec un éclairage original et intéressant. Merci. >> Merci à toi. [MUSIQUE]