[MUSIQUE] L'imaginaire, on vous en a déjà dit deux mots tout à l'heure, c'est un concept sur lequel Bernard Debarbieux va revenir. >> Alors le terme d'imaginaire, on l'a déjà employé à plusieurs reprises depuis le début de ce cours et >> c'est un terme pour lequel il existe une littérature pléthorique, passionnante et en même temps complexe, parce que les acceptions en fait de cette notion sont extrêmement hétérogènes. La tentation la plus forte en général est d'opposer l'imaginaire au réel et de considérer que ce qu'on appelle quelque chose d'imaginaire en fait est quelque chose qui n'existe pas dans le réel. D'une certaine façon, certaines définitions un peu amusées de la frontière se sont servies de cette façon de faire. Je vous cite juste une citation en fait, qu'on doit à Ambrose Bierce qui a écrit en 1911 un dictionnaire très, très amusé, très ironique et très réussi de ce point de vue-là, dans lequel il définit la frontière, en anglais boundary. En géographie politique, il s'agit d'une ligne imaginaire entre deux nations, séparant les droits imaginaires de l'une et les droit imaginaires de l'autre. Et dans une définition encore une fois ironique comme celle-ci, il est clair que, il invoque l'idée que, eh bien finalement les frontières n'existent pas, les droits des nations n'existent pas, et qu'on les invente quelque part dans des sortes de fictions. Mais on pourrait entendre également la notion d'imaginaire de façon un petit peu différente, et considérer que l'imaginaire ne s'oppose pas au réel, qu'il est même plutôt constitutif du réel, et du réel social en particulier. En l'occurrence, imaginez que l'imaginaire ou plus exactement les collectifs sociaux sont institués, constitués par une dimension imaginaire. C'est ce qu'on appelle, parfois dans la littérature, notamment philosophique, les imaginaires sociaux, l'imaginaire social, et on doit cette acception de l'imaginaire à des philosophes comme Cornelius Castoriadis ou bien Charles Taylor. Si on a à l'esprit cette idée d'imaginaire social comme étant constitutif, instituant de la société, instituant des collectifs sociaux, on peut donc comprendre que l'imaginaire, c'est à la fois la traduction de notre capacité à imaginer des choses. Si je prends l'exemple de la frontière étatique, quand on s'approche d'une frontière étatique et qu'on sait qu'elle existe, on imagine des choses, on se dit par exemple tout bêtement, est-ce que j'ai mon passeport, ou bien est-ce que j'ai des marchandises que j'ai le droit de faire transiter par la frontière? Donc on imagine. L'activité imaginante est évidemment essentielle dans l'activité individuelle. Mais il y a aussi une dimension proprement collective, qui fait que, la frontière en tant que discontinuité, imaginée collectivement, participe, de la définition même des collectifs auxquels on appartient en tant qu'individus. Et c'est là qu'il y a une vraie plus value à mobiliser ce concept d'imaginaire social dans la mesure où il nous permet de comprendre comment fonctionne nos sociétés, et notamment comment elles fonctionnent par l'espace. Et c'est là que la façon très large qu'on a d'utiliser la notion de frontière dans ce cours est intéressante parce que, nos sociétés sont bien sûr fragmentées, fragmentées par des conventions sociales et les catégories qu'on a évoquées tout à l'heure, mais elles sont aussi marquées par une fragmentation de l'espace, elles produisent une fragmentation de l'espace qui participe de cette dimension spatiale des imaginaires sociaux. Ce n'est pas pour autant qu'il faut considérer que, toutes les frontières dont on va parler dans ce cours invoquent ou mobilisent l'espace de la même façon. La frontière étatique ou la limite de propriété sont des façons de fractionner l'espace lui-même, de fractionner l'étendue. Et l'étendue est la matière première sur laquelle on va procéder à des processus de fragmentation et qui sont éminemment constitutifs de ce qu'est une nation pour la frontière étatique ou un État ou bien de l'individu moderne, défini comme ayant une capacité à être propriétaire foncier. Par contre, d'autres limites sociales, d'autres limites de catégories entre les hommes et les femmes par exemple ou même la limite entre la nature et la culture, n'ont pas forcément de traduction spatiale. Mais on peut leur donner une traduction spatiale pour les installer, pour les instituer, pour leur donner de la visibilité, pour être démonstratif sur ces couples de catégories, mais il ne s'agit pas de fractionner l'étendue pour elle-même. Donc on a affaire à des formes d'imaginaires ou plus exactement à des formes spatiales des imaginaires sociaux, qui sont finalement à la fois différenciés et très complémentaires dans la façon de mobiliser les différents types de frontières et les différents types de limites dont on parle dans ce cours. Et puis il y a une dernière façon peut-être qu'on pourrait avoir d'invoquer l'imaginaire pour caractériser des modalités de la spatialisation de nos sociétés, qui est la question de l'échelle. En géographie, le concept d'échelle est extrêmement central, extrêmement classique et curieusement, extrêmement peu discuté. La plupart du temps, on considère que l'échelle est une chose en soi. Il est évident qu'il y a du local, il y a du mondial et puis il y a de l'intermédiaire, il y a du micro, il y a du méso, il y a du macro. Et on a depuis longtemps et même conservé assez tardivement l'idée que les échelles participent d'une sorte de l'essence de l'espace géographique. On continue de raisonner fondamentalement sur une posture essentialiste de l'échelle. Or si on est cohérent et si on adopte véritablement un point de vue constructiviste, ce qui est encore une fois la signature collective de ce cours, il faut aussi imaginer que toutes les échelles soient également des construits sociaux. Alors qu'elles soient des construits sociaux dans le cadre de la production de la connaissance scientifique, soit ce qu'on a appelé tout à l'heure le constructivisme épistémologique, soit de l'imaginer, et on peut l'imaginer aisément finalement, que dans nos sociétés, on mobilise également telle ou telle taille, telle ou telle dimension pour justifier, installer, poser les construits sociaux qu'on élabore collectivement. Donc la vocation du local, la vocation du mondial, ce n'est pas simplement des constats qu'il y a des choses qui sont locales ou qui sont mondiales, c'est aussi invoquer, prôner, travailler à l'avènement du mondial ou à la disparition du local ou au contraire la résurrection du local, c'est-à-dire faire des échelles spatiales et territoriales, des projets en soi et des modes d'action, des modèles d'action collectifs. Donc si par exemple la mondialisation est un processus qu'on invoque volontiers depuis quelques décennies maintenant pour expliquer ou en tout cas pour suggérer qu'il y aura une disparition des frontières ou l'avènement d'un monde sans frontières, ce qui n'est pas le cas parce que les frontières non seulement sont toujours là mais sont plus nombreuses que jamais, simplement, elles ont peut-être changé de fonction, elles ont peut-être changé de statut ; c'est bien qu'on raisonne, on travaille collectivement par le discours et par les pratiques, les différentes échelles qu'on veut faire advenir, qu'on veut supprimer ou qu'on veut maintenir, notamment les mouvements nationalistes aujourd'hui, et donc il y a, autour de l'échelle et autour des imaginaires sociaux auxquels on contribue, dont on est partie prenante, des échelles qui sont à chaque fois invoquées et qui justifient tel ou tel collectif et tel ou tel projet politique.