[MUSIQUE] On vient donc de vous parler de notre approche qui est constructiviste. Je vais maintenant vous parler du thème sur lequel on travaille, qui est celui de l'identité et de l'altérité, car à la vérité, les deux sont indissociables. Du point de vue des sciences sociales, il existe plusieurs types d'identité. Une identité individuelle, subjective, les caractéristiques qui sont les nôtres, celles qu'on prétend en tout cas être le nôtres. Mais, il y aussi des caractéristiques qui nous sont attribuées, autour de nous, par les gens qui nous croisent dans la rue, les gens avec qui on travaille. Et les premières caractéristiques subjectives ne sont pas forcément celles qu'on nous assigne. En tout cas, une identité collective, c'est une identité qui existe comme une catégorie disponible, qui permet de catégoriser les gens, de les mettre dans des boîtes, sans que forcément ils soient d'accord. Il y a une différence entre le groupe duquel on se réclame et puis le groupe auquel on est assigné. Cette identité, elle se manifeste par certaines caractéristiques repérables, qui sont souvent en fait des traits de caractère, des façons de parler, des façons de s'habiller, que l'on a intégrés comme étant, comme faisant partie de nous-mêmes. C'est un peu ce que Bourdieu appelle un habitus. Ces caractéristiques peuvent être des caractéristiques réelles, observables, ou tout à fait fictives. La mise en boîte, la catégorisation, elle fonctionne toujours par stéréotypes, c'est-à-dire qu'on va réduire une population, un individu à un trait saillant, qu'on trouve spécialement significatif. Ça peut être vrai, ça peut être faux. Tous les stéréotypes ne sont pas faux. Et c'est en fonction de cette stéréotypisation des gens qu'on va pouvoir les ranger dans des catégories. Telle personne, je repère chez lui ou chez elle tels stéréotypes, et ça me permet de l'assigner à telle catégorie sociale. Ça fonctionne par réductionnisme, c'est-à-dire que parmi toutes les caractéristiques des gens qui se trouvent autour de cette table, je vais choisir, par exemple, le trait du genre ou le trait de la profession, pour les catégoriser comme hommes, ou femmes ou professeurs. Et puis ensuite, ça fonctionne par essentialisme. C'est-à-dire que je vais me saisir de ce stéréotype, le féminin par exemple, pour expliquer absolument tous les comportements ou les caractéristiques d'Anne ou Juliette, ou je vais me servir de la catégorie professeur, de la même façon, pour expliquer les caractéristiques ou le comportement d'Anne ou de Juliette. Avec l'idée de l'assignation identitaire, on comprend qu'on n'est pas tout à fait libre des choix qu'on fait en termes d'identité. Et on l'est d'autant moins que l'identité s'inscrit généralement dans des rapports de pouvoirs, des rapports hiérarchiques, des rapports de domination, des rapports asymétriques, qui font qu'il existe une majorité qui comporte une dimension hégémonique sur le plan idéologique, et c'est elle qui détermine les catégories pertinentes, celles qui fonctionnent dans une société. On parle, depuis une quinzaine d'années maintenant, de matrices de domination. Il y a essentiellement trois matrices de domination qui ont été identifiées. La première, c'est la matrice de domination de race. Alors, le mot vient de l'anglais. En anglais, race, c'est un peu autre chose qu'en français. Ça inclut bien sûr la couleur de la peau, mais ça renvoie aussi à l'ethnie, à la nationalité, à la provenance, à l'origine, on va dire, globalement. La deuxième matrice, c'est la matrice de classe, les classes sociales, là elle est d'inspiration marxiste, on le comprend bien. Et puis, la troisième, elle a trait au sexe ou aux rapports sociaux de sexe. Ça renvoie bien sûr au féminin et au masculin, mais ça renvoie aussi aux pratiques sexuelles, homo ou hétérosexuel. Et dans chaque cas, on a un groupe, avec une identité qui est donnée comme normale, qui est donnée comme dominante, et puis un groupe qui est donné comme dominé, anormal. Un concept important également, c'est celui d'intersectionnalité, c'est-à-dire que notre position et notre identité au sein de ces matrices de domination, ce n'est pas qu'on est une femme, ou qu'on est blanche, ou qu'on est bourgeoise, mais c'est qu'on est à la fois tout ça et qu'on s'inscrit dans trois matrices qui définissent une identité, au moyen d'une intersection. Alors, cette identité, vous l'avez compris, elle est indissociable de l'altérité, parce que je ne suis qui je suis qu'en me différenciant des autres. Et idem, les autres, je ne les conçois, je ne les désigne comme autres que parce qu'ils sont différents de qui je suis, ou qui nous sommes. On parle d'un processus d'altérisation. Alors, qu'est-ce que c'est l'altérisation? C'est un processus discursif par lequel un groupe, nous, les gens normaux, on va construire d'autres groupes, les gens anormaux, qui vont être les gens dominés, dont on va stigmatiser une différence, réelle ou imaginaire, pour en faire un déni identitaire et une raison de stigmatisation potentielle. C'est la différence, en fait, enfin, c'est l'opposition entre la différence et l'altérité. La différence, elle est mesurable, elle est continue, elle est objective, alors que l'altérité, on est dans le champ de la dichotomie, c'est l'un ou l'autre, et aussi de la hiérarchie. L'altérisation, l'autre, ça procède à la fois d'une dichotomie et d'une hiérarchie, qui justifie bien sûr une domination, La référence majeure, en l'occurrence, c'est un livre qui date de 1977, je crois, d'Edward Saïd, qui s'appelle L'Orientalisme, où il a très bien expliqué que la catégorie de l'Oriental est une catégorie à un autre, que l'Occident s'est inventée, mais qu'en inventant l'Oriental, l'Occident s'est aussi donné une identité. Et ce livre a fondé les études post-coloniales. La fabrique du même et de l'autre, la fabrique de mon identité, la fabrique de l'altérité de l'autre, elle se fait par des pratiques, elle se fait aussi par des discours. Cette question a été évoquée dans un livre qui a eu de l'importance dans le début des années 80, qui est un livre de Benedict Anderson, qui s'appelle L'imaginaire national, où l'auteur nous explique que les nations ne sont pas constituées par l'interconnaissance, par l'expérience. On ne connaît pas les membres de la nation dans laquelle on vit. On les imagine, parce qu'on nous raconte des choses dans les musées, on nous raconte des choses à l'école, on nous raconte des choses à la télévision, qui vont constituer, par le discours, ces communautés imaginaires. Une des critiques qu'on a faites au livre de Anderson, c'est que bien sûr, la nation est une communauté imaginaire, mais peut-être que toutes les communautés imaginaires sont imaginaires, que toutes les identités sont imaginaires. Imaginaire, au sens où il y a besoin d'imaginaire pour que la communauté se maintienne ou pour qu'elle existe. Le concept d'imaginaire est un concept important dont on va vous reparler tout à l'heure. Et puis, pour finir et pour citer un troisième auteur majeur, à savoir Judith Butler qui sort cet ouvrage au début des années 90, il y a la question de la performance et de la performativité. Il ne faut pas croire que l'identité, c'est la dérive essentialiste, c'est quelque chose qui se met en place tout naturellement, en fonction des caractéristiques des uns et des autres. Il ne faut pas croire que le discours vient décrire une identité ou une altérité. Non, le discours, il a une capacité à fabriquer de l'identité et de l'altérité. L'identité, le sujet, il ne préexiste au discours qu'il dénonce, mais il en est un effet. C'est ça la performativité, c'est l'idée que faire, c'est dire. Et l'identité procéderait ainsi. Il n'y aurait pas comme du masculin et du féminin, mais il y aurait des individus qui, en permanence, réitèrent des performances, des rôles, qui vont assumer le fait qu'ils sont bien un homme, ou qu'ils sont bien une femme, et qu'ils performent une identité qui est reconnaissable en tant que telle. Judith Butler nous parle exclusivement des identités de genres, mais en fait, ça fonctionnerait pour toutes les identités, c'est-à-dire qu'en permanence, on performerait comme un peu au théâtre, un rôle, en donnant des garanties sur qui nous sommes, et qui permettent de nous reconnaître, de nous faire reconnaître comme professeur, comme blanc, comme homme, etc. Les discours que nous tenons ne décrivent pas la réalité, mais ils la fabriquent. Et cela joue en particulier pour l'identité et l'altérité. La frontière elle-même, va-t-on voir, fonctionne dans le champ de la performativité. [MUSIQUE]