[MUSIQUE] L'idée, c'est que, avant de commencer à travailler sur des cas ou des exemples, il faut se mettre d'accord sur un certain nombre de concepts, de théories ou d'auteurs qui nous semblent spécialement importants pour l'ensemble de nos approches. Donc, les idées ou les concepts qu'on va mettre en place maintenant sont censés vous être utiles pour chacun des modules qui va vous être proposé. Et on va commencer par vous dire quelques mots de l'opposition entre l'essentialisme et le constructivisme. >> Alors, en effet, on a vu que le département de géographie a une certaine >> identité, si je puis me permettre le terme, à travers ces objets emblématiques, ces concepts. Mais, il s'affirme aussi à travers une posture qui nous est commune qui est la posture constructiviste et qui ne sera peut-être pas toujours explicite à travers chacun des modules mais qui nous regroupe autour d'une certaine conception de la géographie. Cette conception, ce questionnement, on pourrait dire, il traverse toute l'histoire de la géographie. Ce n'est pas quelque chose de récent. Et on pourrait le résumer à travers cette question, mais quel est notre rapport au réel? Comment construisons-nous le réel et comment analysons-nous ce réel? Alors, la géographie s'est pas mal questionnée même si ce n'est pas toujours explicite, mais dès le XIXe siècle, cette question était posée. Et on peut dire que la tradition européenne de la géographie a posé des bases essentialistes autour de l'idée que pour cette géographie qu'on pourrait dire classique, les objets, les êtres, les processus, les découpages existent, existent en soi, indépendamment du regard, indépendamment de l'acte de connaissance. Alors que pour le constructivisme, c'est au contraire l'acte de connaissance qui construit l'objet, d'où son terme. Alors, pour donner quelques exemples de cette tradition essentialiste, on peut la résumer à travers quelques exemples. Par exemple, l'idée que les espèces animales, dont il sera question dans certains des modules, se différencient par essence. Et non pas en fonction par exemple des classifications que la biologie a construites. De manière plus géographique, on pourra dire que les entités spatiales, les régions, les pays, les nations tirent leurs facteurs d'évolution, tirent leurs caractères singuliers d'une essence qui leur est propre ou pour arriver à un dernier exemple, les peuples de la Terre sont aussi caractérisés par des caractéristiques qui sont posées comme telles. Alors, un des vecteurs de ce discours sur les peuples de la Terre sont par exemple les manuels scolaires comme celui-ci qui date des années 30. Et on voit que la singularité de chacun de ces peuples de la Terre est résumée à travers une image, ce qui est souvent le cas. La vignette par exemple ici de l'inuit. Dans ce manuel scolaire qui est plus ancien, qui date de 1903, ces populations à travers leur localisation et leurs caractères sont posées comme telles. Par exemple, il est dit ici que les Suisses se distinguent par leur vigueur physique, leur énergie morale, leur esprit d'initiative, leurs qualités d'ordre, d'économie et de bon sens. Alors que par exemple, les Danois se distinguent par leur droiture, leur caractère hospitalier et doux, leur amour de l'économie, leur passion pour la science. Donc, on voit que les objets de la géographie sont posés, sont donnés. Du coup, et c'est aussi ce qui caractérise cette géographie essentialiste, cette tradition géographique, c'est que l'objectif, le projet de connaissance passe beaucoup par la méthode. Comment mettre en place des outils, des méthodes aptes à décrire le mieux possible, à comparer, à décrypter cette réalité, à mettre en lumière cette singularité? Donc, cette géographie a porté son effort, non sur un questionnement épistémologique sur la nature des objets, sur la construction des objets, mais sur la manière de les décrire le mieux possible. D'où son intérêt par exemple pour la carte ou pour la photographie. On pourrait reprendre l'exemple de cette géographie du début du XXe siècle. Elle s'est très vite intéressée à la photographie aérienne par exemple. Parce qu'elle avait là un moyen d'accéder à cette réalité des choses. Et on a un géographe emblématique, Jean Brunhes, qui disait au tout début du XIXe siècle, mais le géographe sait voir. >> Alors, à cette posture essentialiste, on oppose en général, et en particulier les auteurs de ce cours, la posture constructiviste qui, comme le suggérait déjà Anne il y a un instant, postule que les entités avec lesquelles nous vivons sont construites. Que ce soient les catégories sociales, que ce soient les objets naturels ou que ce soit n'importe quelle forme d'entité humaine ou non humaine avec lesquelles nous composons. Donc, rien n'est jamais donné comme le disait Anne, et tout est construit. Ceci dit, il ne suffit pas de s'en tenir à ce postulat, à cette affirmation, sans aller gratter un peu du côté des différentes façons dont on pourrait concevoir et penser la construction sociale de ces entités. Et on a l'habitude d'opposer ou de combiner plus exactement deux formes de constructivismes. Le constructivisme qu'on appelle épistémologique et le constructivisme qu'on appelle plus strictement social. Le constructivisme épistémologique s'appuie sur l'idée que il n'y a pas dans la nature ou dans le monde des limites toutes faites. Les limites, que ce soient les limites dans la nature encore une fois, ou les limites dans les artefacts dans les objets humains sont des limites qui sont construites par la connaissance et établies par conventions produites par la connaissance elle-même, y compris les limites dites naturelles. En prenant juste un exemple qui pourtant semble s'imposer comme une évidence, la limite du rivage par exemple, donc entre le monde marin et le monde terrestre, on a pu montrer, c'est Paul Carter, un historien américain, qui l'a montré. On a pu montrer qu'elle avait fait l'objet en fait d'un très long processus de construction historique, en particulier au XVIIIe siècle. Et qu'il a fallu négocier une certaine façon de penser cette discontinuité en sachant que, comme tout le monde le sait, elle évolue selon les marées ou même selon les saisons. Donc a fortiori, si les limites de la nature sont des limites qui sont elles-mêmes construites par la connaissance, on imagine que c'est encore bien davantage le cas pour les limites entre la nature et la culture ou bien les hommes et les femmes, puisqu'il sera question de ces types de catégories dans la suite du MOOC. Comparativement à ces formes de constructivisme épistémologique ou cette façon de penser la construction des limites par la connaissance, il y a les processus plus généraux qu'on appelle les processus de construction sociale, le constructivisme social à proprement parler qui est celui qui veut que au sein d'une société, au sein d'un collectif, on se construit par convention et dans des pratiques ordinaires, des pratiques de discours en particulier, tout à fait ordinaires, des catégories qui établissent des limites, qui établissent des frontières particulières. C'est évidemment le cas de la frontière étatique. La frontière étatique est d'abord et avant tout un constructivisme social. On ne peut pas imaginer qu'elle préexiste à toute forme d'organisation sociale. C'est évidemment une société, des sociétés ou des Etats qui construisent les frontières étatiques. Donc là, on a affaire à des objets construits socialement par le discours, par la loi, par d'autres types d'objets. Du coup, un enjeu très important qu'on va voir, je crois, à plusieurs moments de ce cours, c'est cette tentation qu'on a pu avoir dans l'histoire de naturaliser les discontinuités conventionnelles, socialement construites. Un des exemples dont il sera souvent question, je crois, c'est celui des frontières dites naturelles. Cette idée donc que les Etats doivent avoir des frontières interétatiques qui sont justifiées par un ordre naturel. On a donc éprouvé le besoin historiquement d'aller chercher dans une forme de connaissance scientifique, naturaliste, une raison d'être pour des formes de discontinuités qui sont essentiellement fondamentalement sociales et politiques. Toute cette approche en terme de constructivisme social, que ce soit du point de vue du constructivisme épistémologique ou du constructivisme strictement social, peut aussi nous renvoyer à cette question des anthologies. Quand on parle d'anthologie, de plus en plus aujourd'hui en philosophie et dans les sciences sociales, c'est non pas pour identifier une sorte de nature fondamentale de l'existence des choses, ou de l'être des choses. C'est de comprendre de plus en plus souvent comment on construit socialement des systèmes d'objets, des systèmes d'entités qui fondent un discours scientifique ou qui fondent des pratiques sociales. Donc, les anthologies avec lesquelles on va composer les uns et les autres durant ce MOOC sont celles qui vont justement invoquer, instituer des discontinuités fondamentales qu'on appellera tous entre nous des frontières. [MUSIQUE]